3

 

À l’intérieur de la voiture le cuir des fauteuils était mou, écaillé comme si des régiments entiers de chats avaient eu l’habitude de s’y faire les griffes au cours des deux dernières décennies. David s’assit prudemment à l’arrière, à côté de Moochie Flanagan qui regardait fixement devant lui, évitant soigneusement tout contact, même visuel, avec son camarade.

« Ma parole, s’irrita David, il me prend pour la Gorgone ou quoi ? Il croit peut-être qu’il va se changer en pierre si nos regards viennent à se croiser ? »

Sitôt les malles chargées, l’homme à la gueule cassée vint prendre sa place au volant. Il conduisait avec une lenteur étrange, comme si la voiture ne tolérait que les effleurements.

Le véhicule se mit à longer la plage. La brume amassait ses gros cotons sales sur le sable et l’on ne pouvait distinguer la mer. David se pencha légèrement en avant, et son nez heurta la vitre froide. On devinait des masses sombres derrière le brouillard, quelque chose de vilain et de rougeâtre, probablement quelque chose de laid et de répugnant. Sans trop savoir pourquoi, le garçon songea aussitôt à une épave rejetée par les marées d’équinoxe. Un gros bateau à la coque oxydée, crevée, et répandant sur le sable la tuyauterie de sa salle de chauffe comme une baleine fendue en deux lâche ses entrailles. Il crut sentir l’odeur même du métal pourri, corrompu par la vase des hauts-fonds. Oui, c’était cela : un cargo que la marée montante avait décroché de son berceau de récifs pour le drosser là, au pied des cabines des baigneurs. Le navire avait roulé, panse en l’air, ses coursives et ses cales emplies de poissons vivants. Les thons étaient morts, prisonniers des cabines. L’eau s’était lentement écoulée, imprégnant le sable, les laissant crever, les ouïes sèches et la bouche ronde. Ils avaient ensuite commencé à pourrir. Des centaines de gros poissons coincés dans l’épave, et dont le vent rabattait sur la ville l’odeur pestilentielle. David se passa la main sur le visage. Il délirait. La brume ne lui permettait que des suppositions. L’ombre ? C’était peut-être celle d’un gros rocher ou d’un phare fiché au bout d’une jetée ? Oui, peut-être. Sûrement. Mais il continuait à penser : « Épave. » La partie visible de la plage était maculée de touffes de varech gris, pustuleux. Les buissons caoutchouteux paraissaient si nombreux qu’on se serait cru dans un potager mal entretenu.

« En fait toute la ville est en train de s’enfoncer dans la mer, pensa David. C’est comme la poupe d’un vaisseau qui coule. Elle surnage encore quelque temps, puis s’incline de plus en plus, et l’épave finit par descendre vers le fond. »

Il regarda autour de lui, cherchant à discerner si les rues présentaient ou non une certaine inclinaison. Les maisons n’étaient-elles pas anormalement penchées ? Il fut convaincu que Triviana glissait dans la mer, morceau de terre disloquée abandonné à son triste sort par un continent indifférent. La ville finirait tôt ou tard par suivre la marée, et les géographes en seraient quittes pour retoucher le contour de la côte sur les cartes officielles.

Cette partie de l’État avait été jadis colonisée par des Français, plus policés toutefois que leurs frères cajuns.

Les mangeurs de grenouilles y avaient implanté de curieuses coutumes, l’usage de noms imprononçables, la mode ridicule du béret, de la moustache, ainsi qu’une architecture étrange qu’on qualifiait de « normande ».

Aujourd’hui encore, les indigènes s’obstinaient à employer des mots réputés « français » dans la conversation.

Çà et là, fleurissaient des « bistrots » où l’on servait un café si fort qu’il en était imbuvable, et des boulangeries qui fabriquaient de curieux pains à croûte dure appelés « baguettes ».

Bref, c’était un endroit invivable.

David s’adossa à son siège. Triviana n’était qu’un dépotoir. Un rivage taché de rouille où venaient se disloquer toutes les épaves et tous les derelicts des mers froides. Les falaises s’enracinaient dans un cimetière de carcans rougis et de coques éventrées. Les crabes essayaient de survivre dans cette jungle de poutrelles tordues, et les huîtres gobaient les boulons tombés des bordages pour sécréter d’affreuses perles qui faisaient grimacer de dégoût tous les bijoutiers. La contrée entière se nourrissait de poissons gras, eux-mêmes gavés de chair de noyé. On les faisait bouillir dans d’énormes marmites, saupoudrés de grains de poivre, dans l’espoir de leur ôter cet arrière-goût de viande faisandée qui minait leur chair blanche. On les mangeait soir après soir, accommodés au varech. Et les hommes mâchaient cette choucroute grise et gélatineuse, comme des robots engloutissant des spaghetti de vinyle à grands coups de glotte mécanique. La nourriture les rendait livides, leurs cheveux tombaient, et leurs ongles, et leurs dents aussi…

Triviana était le purgatoire de la côte. Une vieille station balnéaire désertée parce que trop froide. Un casino délabré, un établissement thermal aux baignoires oxydées habitées par des colonies de cafards ; des falaises cariées, toujours prêtes à s’effondrer au moindre coup de mer, entraînant dans leur chute les villas des estivants. On avait très tôt déserté cette côte inclémente et inadéquate, cette ville d’eaux sortie des plans d’un ingénieur aux désirs utopiques. Il ne restait plus des rares années de splendeur qu’une architecture crémeuse qui commençait à s’effriter quand soufflaient les tempêtes de l’hiver. Seuls quelques vieux snobs hantaient encore les lieux. Écrivains misanthropes, comédiens sur le retour, qui avaient acheté pour une bouchée de pain quelque bâtisse à colombage du front de mer. Ces pantins arpentaient la plage, la pipe au bec, déguisés en yachtmen de salon, le plus souvent accompagnés d’un chien « chic », dogue allemand ou lévrier afghan, que les puces de mer se pressaient d’assaillir. Leur présence conférait un faux éclat de distinction à la ville morte. On les saluait bas, avec déférence. On s’inquiétait de leur santé, de leurs succès… Triviana couvait ses fantômes. David secoua la tête. Il avait les joues en feu, le front brûlant. Moochie le dévisageait avec inquiétude comme s’il allait soudain s’effondrer, terrassé par une méningite foudroyante. David tenta de le rassurer d’un sourire mais ne put esquisser qu’une grimace effroyable d’enfant frappé d’imbécillité. Le gros garçon eut un mouvement de recul comme s’il venait de voir le Diable.

« Je perds la tête, constata David. C’est la fatigue, l’insomnie… Et ce vent pourri qui souffle des épaves. Oh ! Que je déteste l’odeur de poisson. J’aurais dû prendre ces foutues pilules et dormir ! »

La voiture quitta le front de mer pour s’engager sur la lande. David crut qu’il s’agissait d’un terrain de manœuvres réservé aux évolutions des chars d’assaut, tant la plaine qu’il avait sous les yeux présentait de trous et de fossés. Une sorte de piste la coupait en deux tandis qu’un panneau planté dans un bouquet d’ajoncs annonçait : attention. Glissements de terrain. Le garçon ne tarda pas à découvrir que les buissons d’épineux occupaient toute la surface de la lande. On eût dit un amoncellement de squelettes de porcs-épics, un cimetière légendaire où des millions de hérissons géants seraient venus mourir depuis le début des temps. Le vent faisait remuer ces boules d’épines, les éparpillant au hasard des bourrasques, et les pneus de la voiture les écrasaient dans un fracas d’ossements piétinés. Quelqu’un qui se serait lancé inconsidérément sur la lande par une nuit sans lune n’aurait pu faire autrement que de s’empêtrer dans ce piège tendu au ras du sol. Les épines lui auraient déchiré les jambes, les branchages arrachés par le vent lacéré la figure.

« Voilà une lande qui doit poser bien des problèmes aux loups-garous, songea David. Pas question de s’y risquer sans une bonne cotte de mailles ! »

Mais cette plaisanterie ne l’amusa pas. Sur sa droite le terrain présentait une importante dénivellation, comme si la terre s’était brusquement affaissée de plusieurs mètres. Des crevasses laissaient apercevoir l’intimité du sol, suintement de glaise grasse où les pierres s’abîmaient en un lent naufrage. La plaine paraissait formée d’une mince pellicule croûteuse posée sur un fondement boueux, analogue en cela à ces lacs gelés qui se fendillent pour mieux avaler les patineurs. Quelques villas défraîchies bordaient la route. L’une d’elles avait basculé dans la coulée de boue, s’ouvrant en deux, écartelée par les mouvements contradictoires du sol. Ses cloisons déchirées laissaient voir les meubles d’une chambre à coucher. En équilibre au bord d’un parquet fracassé, un lit attendait de tomber du haut du deuxième étage. Des buissons épineux s’étaient accumulés dans le living-room, occupant tout l’espace compris entre la moquette et le lustre à pendeloques. Les services de voirie avaient encerclé l’endroit à l’aide d’une palissade rudimentaire, mais on devinait sans mal que le sinistre n’en resterait pas là, et que les autres maisons subiraient tôt ou tard le même sort. David entr’aperçut un ouvrier en ciré jaune, qui maniait languissamment une pelle. « Les hommes qui travaillent sur la lande sont couturés de cicatrices », se raconta-t-il brodant sur la réalité comme il avait jadis l’habitude de le faire avec M’man. « Les morsures répétées des buissons épineux ont fait d’eux des monstres lamentables qui doivent vivre à l’écart de la communauté. » Il n’eut pas le temps d’aller plus loin dans sa construction imaginaire car une statue de bois violemment coloriée surgit au détour de la route. Elle représentait un cuisinier à toque blanche sur le ventre duquel était peinte la mention : Chez Cookie, frites et clams, à cent mètres. Le géant de bois grossièrement sculpté mesurait près de deux mètres cinquante. C’était un gros totem planté dans la boue qui s’inclinait sur la gauche, victime lui aussi des glissements de terrain. David n’avait jamais rien vu de semblable et il n’aurait pas été autrement surpris s’il avait aperçu l’une des statues de l’île de Pâques ! Il faillit se retourner sur son siège, mais déjà une nouvelle sculpture surgissait de la brume. Cette fois c’était celle d’un chef indien caricaturé à gros traits dont les muscles pectoraux annonçaient en lettres blanches : Chez Minie, manèges et attractions. Labyrinthe et train fantôme. Mais les manèges avaient disparu et le sachem était déjà enfoncé dans la boue jusqu’aux genoux. David s’aperçut avec un réel frisson d’épouvante que la lande n’était plus qu’un Disneyworld naufragé. Les statues souriantes surnageaient pour quelque temps encore, témoins d’une époque de grandeur aujourd’hui révolue. Jadis on avait ri et dansé sur ce plateau fendillé. Le vent, au lieu d’empester le varech pourri, avait embaumé la frite croustillante et le caramel fondu. Il ne subsistait plus de tout cela que ces pantins publicitaires conçus pour allécher les automobilistes et marquer l’entrée des stands. Cent mètres plus loin, David vit une dernière statue. Elle était couchée de tout son long dans la boue et brisée en trois tronçons. Les mouettes, en la couvrant de fiente, l’avaient rendue totalement non identifiable.

— C’est l’ancien parc d’attractions, chuchota Moochie Flanagan dans un sursaut de témérité.

— On ne parle pas derrière ! aboya l’homme à la gueule cassée en crispant les doigts sur le volant.

David hocha imperceptiblement la tête et sourit au gros garçon. Une bâtisse de location de vélos marquait les limites du terrain. La rouille avait soudé toutes les bicyclettes accrochées aux râteliers, les changeant en alignements de squelettes rougis. La voiture contourna la baraque pour passer sous un portique. De l’autre côté du Disneyland spectral l’herbe poussait, verte et caoutchouteuse, mais elle couvrait la lande d’un moutonnement égal qui rassura David. Il nota encore la présence d’un terrain de golf et de quelques villas cossues. Brusquement le collège se dressa sur le fond gris du ciel, révélant une construction quelconque, de brique rouge, à trois corps de bâtiments disposés en U. Ni particulièrement sinistre ni outrageusement riante. Tout y paraissait propre et net. Les encadrements des fenêtres avaient été repeints tout récemment, et la pelouse était tondue de frais. La voiture s’arrêta.

— Flanagan, dit l’homme au visage rafistolé, emmenez le nouveau dans votre chambre, ce sera votre compagnon. Je vais prévenir M. le Directeur, cela vous laisse dix minutes pour rectifier votre tenue.

Il avait prononcé cette tirade sans tourner la tête, les yeux braqués droit devant lui à travers le pare-brise.

— Et sortez vos malles du coffre ! aboya-t-il encore au moment où Moochie posait les doigts sur la poignée de la portière.

David sauta sur le sol. Les graviers blancs hurlèrent sous ses semelles dans un bruit de vitre griffée par un robot.

… Un bruit de vitre griffée par un robot. David aimait bien cette expression qu’il avait pêchée dans un petit roman de science-fiction acheté dans un drugstore. Le livre s’intitulait : Le Lion téléguidé et il était écrit par un certain Berni Edgar Mosfeld dont les initiales composaient fort à propos le sigle B.E.M. (Bug-Eyed Monster).

« Tu ne devrais pas lire de telles bêtises », avait dit M’man avec un sourire indulgent.

Malgré cette critique, David avait lu Le Lion téléguidé, et y avait pris grand plaisir.

— Viens, souffla Moochie en soulevant le capot du coffre. Je ne peux pas t’aider à transbahuter les bagages, à cause de mon asthme, ça pourrait me déclencher une nouvelle crise. Il faudrait aussi que tu portes ma valise jusqu’en haut de l’escalier.

— Mais il faudra faire plusieurs voyages ! s’indigna David.

Il avait pensé que l’homme à la gueule cassée se chargerait de cette corvée, mais celui-ci s’éloignait déjà en faisant claquer ses bottes sur les marches du perron.

— Vite, haleta Moochie avec un début de panique dans la voix, il faut qu’on soit en haut quand le directeur nous convoquera.

David grommela, empoigna les deux valises et se lança sur les traces du gros garçon. Il reviendrait chercher la malle plus tard. Moochie s’engagea dans le hall et entreprit de gravir précautionneusement l’escalier. Il tenait la rampe de la main droite et inspirait profondément à chaque marche, avec, sur le visage, une expression d’intense sérieux, comme s’il écoutait les bruits émis par ses bronches encrassées. Son escalade avait quelque chose d’un ballet ou d’une lente marche militaire à pas glissés. David, lui, s’impatientait. Le hall amplifiait la respiration sifflante du gros garçon qui prenait ainsi l’allure d’un chuintement de bouilloire. Tout autour d’eux les couloirs étaient déserts, silencieux.

— À cette heure, ils sont tous sur le terrain de sport, précisa Moochie. Le dirlo doit les surveiller de la fenêtre de son bureau avec des jumelles. On raconte qu’il sait lire sur les lèvres et qu’il épie les discussions des élèves pour savoir ce qui se passe dans la maison. Il appelle ça : « Prévenir les complots. » C’est pour ça que les bavards, lorsqu’ils sont dans la cour, parlent toujours en tournant le dos à l’établissement.

David fronça les sourcils, ne parvenant pas à déterminer s’il s’agissait d’une légende ou d’une plaisanterie. Moochie s’arrêta sur le palier du second étage et s’enfonça dans un couloir jalonné de statues de plâtre à l’effigie de penseurs grecs aux noms aussi obscurs qu’imprononçables.

— Ça aussi c’est un piège, chuchota Moochie en désignant les bustes. Tous ces moulages sont en équilibre instable, si tu les frôles ils s’écrasent aussitôt sur le sol et tout l’étage se retrouve privé de sortie. Je te préviens, fais-y attention. Si tu renverses Anachréphore de Corinthe ou Théosyphon de Crète, tu te feras rouer de coups par tous les gars du dortoir.

David s’écarta instinctivement des bustes. Les valises oscillaient dangereusement au bout de ses bras. Il lui sembla que les moulages tremblaient légèrement chaque fois qu’il posait un pied sur le parquet. Il avançait en terrain miné. Il suffirait d’un geste maladroit pour que la haine de ses condisciples se déchaînât sur lui.

— C’est là, dit Moochie en ouvrant la porte d’une chambre. On ne t’a pas fait de cadeau en te mettant avec moi. C’est même un coup en vache, pour tout dire.

— Pourquoi ? s’étonna David.

— Parce que personne ne veut partager la chambre de Moochie-Flanagan-le-gros-emmerdeur. La nuit il tousse, et il se dresse sur son lit à moitié asphyxié… C’est pas très marrant de dormir à deux mètres d’un type qui râle comme un vieillard et crache dans un mouchoir pour se dégager les bronches.

David s’immobilisa. Les yeux du gros garçon brillaient d’un éclat mouillé, comme s’il était au bord des larmes.

— J’ai déjà eu cinq compagnons de chambre, insista-t-il. Leurs parents ont tous fait pression sur le directeur pour qu’on les change de carrée. Tu vas faire comme eux, c’est une simple question de temps. Je préférais te prévenir honnêtement.

David bafouilla, ne sachant que dire. Il détectait une détresse agressive dans les paroles de son compagnon.

— Moi, dit-il avec réticence, il m’arrive d’avoir des cauchemars, et je me réveille en hurlant, ça me poursuit depuis trois mois, il faut que je prenne des cachets.

— Je sais, fit Moochie les yeux plissés.

David se raidit.

— Tu sais ? Tu sais quoi ?

— Je sais que tu as eu des histoires. Trevor Melton, un élève de quatrième, a surpris une conversation du directeur. Il discutait de ton admission. Tu es, paraît-il, un cas « difficile ». Le dirlo hésitait à t’accepter car le collège n’emploie pas de psychologue à temps complet. Je suppose qu’il sous-entendait que tu es un peu cinglé, non ? Pour avoir besoin d’un psy faut avoir un plomb de sauté, mais moi ça ne me dérange pas. Je comprends même pourquoi ils nous ont mis dans la même chambre. Tu hurleras pendant que je tousserai. On verra lequel des deux fera le plus de boucan.

David ne sut s’il devait rire ou s’emporter. Pour se donner une contenance il examina la pièce. C’était un cube blanc où tout avait été conçu en double exemplaire. Il y avait deux lits, deux placards, deux tables de chevet, deux bureaux, deux chaises. La partie droite de la pièce était le reflet exact de la partie gauche.

— On dirait une cellule de moine, dit-il à mi-voix.

— Moi, ça me ferait plutôt penser à un abri antiatomique, renchérit Flanagan. Quand je suis arrivé ici je m’attendais presque à trouver un scaphandre dans le placard.

— Les murs blancs, ça me rappelle l’hôpital, souffla David en éprouvant une crispation désagréable à l’estomac.

Moochie jeta la valise sur le lit et entreprit d’en tirer des vêtements propres. Lorsqu’il ouvrit son placard, David put apercevoir une rangée impressionnante d’emballages pharmaceutiques. Sirop, suppositoires, nébulisateurs, l’étagère en était entièrement couverte.

« Mais toi aussi tu as tes petites pilules bleues, pensa-t-il aussitôt pour se punir de tant d’intolérance. Pour le moment tu n’as pas besoin de toute une étagère… Mais ça pourrait venir. »

— Passe-toi de l’eau sur le visage et coiffe-toi ! haleta Moochie. Le portier ne va pas tarder à revenir nous chercher. Quand on sera chez le directeur ne dis rien, même quand il te posera des questions. Il n’écoute jamais les réponses, et si tu insistes il te taxera d’insolence. C’est un ancien militaire. Le portier aussi. On dit qu’ils ont travaillé dans un camp disciplinaire aux Philippines, mais c’est peut-être du bidon, je ne peux rien assurer de ce côté-là.

David hocha la tête. La nudité de la pièce lui nouait la gorge. Il ne pouvait s’empêcher de penser à sa propre chambre, sa vraie chambre, celle qui jouxtait celle de M’man. Dès qu’on y entrait on butait sur senior Strawberry, le vieil ours en peluche auquel il manquait une oreille, un œil… et la presque totalité du pelage.

« C’est un grand brûlé, avait coutume de plaisanter M’man, atteint à près de soixante pour cent.

— Oui, assurait David, c’est à cause du napalm au Vietnam. Senior Straw est un vétéran. Il a eu la médaille du Congrès et touche une pension de dix pots de miel par mois. »

Parfois David avait un peu honte de ne pas avoir encore réussi à se débarrasser de Straw à son âge. De temps à autre il tassait le vieux jouet au fond d’un placard en lui disant :

« Écoute Straw, c’est fini, tu ne peux plus dormir sous mon oreiller. Je suis trop grand maintenant, et toi tu es trop vieux. On a eu du bon temps mais c’est terminé. C’est la retraite qui sonne, la retraite des vieux ours en peluche brûlés à soixante pour cent. Tu vas rester là, sagement, dans la naphtaline, comme ces cosmonautes cryogénisés qui roupillent sous les glaçons au fond d’une cuve pendant que leur fusée file en diagonale dans l’hyper-espace. De temps en temps je viendrai te voir, mais pas trop trop souvent parce qu’il faut que je t’oublie maintenant. Je dois penser à des tas d’autres trucs… aux filles surtout. Oui, surtout aux filles, et qu’est-ce qu’un vieil ours en peluche aurait à faire dans ce genre d’histoire ? »

Oui, combien de fois avait-il tenu ce discours à Straw, avant de repousser la porte du placard et de s’éloigner d’un pas ferme ? Généralement il tenait un jour, quelquefois deux, rarement trois. Fatalement, la nuit, il lui semblait percevoir des sanglots au fond du placard ou bien il rêvait que des rats dévoraient la vieille carcasse de Straw, et il se levait d’un bond pour aller chercher l’ours déplumé à la couleur indécise. Il le serrait contre lui et s’endormait, le cœur léger. « C’était pas encore pour ce coup-ci, hein, partner ? » grognait-il comme les aviateurs de bande dessinée lorsqu’ils reviennent d’une dure mission contre les Japs. Et dans ces moments-là, le lit devenait la carlingue d’un avion de chasse filant dans le soleil.

Straw avait partagé bien des combats, bien des missions. Et plus d’une fois David était allé le tirer des griffes des Vietnamiens qui le tenaient prisonnier au fond d’un carton de corn-flakes. Il fallait parfois ramper dans les marécages de la salle de bains et neutraliser le guéridon-mirador en lui lançant un citron ou un kiwi velu, promu pour la circonstance « grenade à fragmentation ». Ensuite on libérait Straw de sa geôle et on le soutenait jusqu’à l’hélicoptère (en l’occurrence la baignoire-sabot) tandis que les balles des Viets sifflaient à travers l’appartement en lacérant toute la moquette. Une fois dans l’hélico il s’apercevait à quel point l’ours avait maigri (et perdu des poils) et il entreprenait de le soigner sans retard en lui administrant une perfusion de shampooing aux œufs.

Oui, la chambre de David c’était avant tout Straw, dépouille inerte et magique, gnome de nylon aux yeux fixes dont la résistance corporelle confinait au miracle.

À côté de Straw on trouvait, accroché au mur, un vieux masque en carton de Mickey Mouse acheté par M’man lors d’un carnaval. C’était une pauvre figure de papier mâché, rouge et noir, toute rafistolée avec du sparadrap, mais dont David n’avait jamais voulu se séparer malgré les années. Il en avait changé maintes fois l’élastique et ravivé les couleurs au moyen de sa boîte à peinture d’écolier. Grâce à cet entretien constant la vieille tête de Mickey faisait encore illusion. Pour David elle était devenue un objet symbolique et protéiforme dont il changeait à volonté la nature selon le jeu dans lequel il était plongé. Ainsi tour à tour il en faisait un casque de cosmonaute, un masque à gaz, un heaume de chevalier, une tête de robot… La prodigieuse faculté d’adaptation du masque de carton-pâte lui permettait d’affronter l’atmosphère empoisonnée des planètes hostiles, ou de plonger au fond des mers, ou encore de défier de cruels paladins. Qu’étaient devenus Straw et Mickey après « l’accident » de M’man ? Les déménageurs envoyés par grand-mère Sarah les avaient probablement fourrés au fond d’une caisse, avec d’autres vieilleries, avant de les parquer dans le hangar d’un garde-meubles. Combien de temps resteraient-ils en exil ? Une éternité peut-être. David se mordit violemment la lèvre inférieure pour refouler les sanglots qui montaient.

« Ne pense plus à tout ça, se dit-il mentalement, maintenant tu es vieux. L’accident de M’man a coupé les ponts qui te reliaient encore à l’enfance. Normalement tu devrais même avoir des rides et des cheveux blancs ! »

Quand il s’était réveillé à l’hôpital après un léger coma dû au traumatisme crânien, il avait été effectivement étonné de n’avoir subi aucune métamorphose physique. Dans les livres, les héros qui émergeaient d’une épouvantable épreuve se découvraient toujours marqués, vieillis…

Le bruit d’un pas s’éleva le long du couloir. L’homme à la gueule cassée s’encadra dans le pourtour de la porte.

— Le directeur vous attend, siffla-t-il sans presque bouger les lèvres. Flanagan, vous mettrez le nouveau au courant du règlement, intérieur et extérieur. Vous aurez jusqu’à la fin de la semaine pour le « briefer ». S’il fait des gaffes passé ce délai, je vous punirai comme lui parce que vous aurez été un mauvais instructeur. Allez, rompez.

Moochie baissa la tête et fila dans le couloir, David sur les talons. Ils remontèrent le corridor aux bustes grecs, puis s’engagèrent dans un itinéraire compliqué aux allures labyrinthiques.

— Le type à la trogne couturée, fit David en marchant à pas pressés, il s’appelle comment ?

— Personne n’en sait rien. On le surnomme le portier parce qu’il aurait été frère portier chez les moines avant de s’engager dans l’armée.

David digéra cette nouvelle information. Tout cela devenait très compliqué, trop compliqué. Jusque-là il avait imaginé les professeurs comme des gens assez falots, sans aucune vie extérieure. Des robots en quelque sorte, qui, une fois rentrés chez eux, taillaient des crayons et feuilletaient des cahiers jusqu’au lendemain. Il avait toujours été incapable de se les représenter en train de manger, d’aller aux toilettes… ou de faire l’amour comme des gens normaux. Pour lui les profs étaient des zombis qui, une fois la classe terminée, restaient assis sur une chaise à regarder dans le vide comme des automates aux ressorts détendus.

— Hé ! grogna Moochie en claquant des doigts, au lieu de rêver essaie de retenir un peu la disposition des lieux. Si tu te trompes de couloir et si par malheur tu débouches dans le dortoir d’une autre classe, tu te feras rosser. À Triviana-College les mecs ont un sens du territoire plutôt développé. Si tu commets la moindre faute d’itinéraire, tu risques de te retrouver avec la bite passée à l’encre de Chine ou les oreilles frottées au cirage.

— Ça t’est déjà arrivé ?

— Non pas à moi. Les autres ont peur de me toucher à cause de mon asthme. Ils savent que je peux avoir une crise d’étouffement si on me malmène. Alors ils m’appliquent le régime de la quarantaine bienveillante. On me laisse dans mon coin… Comme si je n’existais pas. Regarde ! On entre dans l’aile nord. Le dirlo est au bout de cette galerie.

David ouvrit les yeux. Le couloir était flanqué de part et d’autre d’immenses baies vitrées à motifs de vitrail. À droite on distinguait la brisure accidentée de la falaise et la mer, grise, interminable. À gauche s’alignaient des statues de marbre allégoriques. Tout au bout, la galerie se terminait par une porte de chêne massif recouverte de cuir. Moochie manœuvra un heurtoir, un grognement s’éleva derrière le battant.

— On y va, haleta le gros garçon.

Le cœur de David rata un battement. Le directeur se découpait en ombre chinoise sur la baie vitrée, face à la mer, il tenait de grosses jumelles marines entre ses mains. C’était un homme assez quelconque au crâne chauve, vêtu d’un costume à carreaux de golfeur des années 30. Il paraissait distrait, plutôt absent. Mais ce n’était peut-être là qu’une façade…

— Ah ! dit-il en nettoyant sur sa manche les verres de ses jumelles, c’est vous David Sarella, le nouveau ? Comment allez-vous, Flanagan ? La santé est meilleure ? Vous serez dans la même classe, et dans la même chambre… Sarella, vous prenez l’année en cours, c’est fâcheux pour vous, faites-vous oublier et tâchez de remonter la pente si vous avez du retard. Ici, on ne vous chouchoutera pas.

Il parlait sans reprendre son souffle, à une cadence de mitrailleuse sans jamais accorder le moindre regard à ses interlocuteurs. De temps à autre il se retournait d’un mouvement nerveux, portait les jumelles à ses yeux et recommençait à ausculter l’océan. Pendant toute la durée de cette étrange entrevue les deux garçons demeurèrent immobiles et silencieux. Cela dura encore une dizaine de minutes, puis le directeur, qui semblait durant tout ce temps avoir oublié leur existence, les congédia d’un mouvement impatient de la main.

— Il a l’air préoccupé, observa David quand ils eurent regagné la galerie.

— Il est surtout fou, chuchota Moochie de sa curieuse voix sifflante d’asthmatique. Il se croit poursuivi par un sous-marin japonais. Il est persuadé que les gars qu’il a exterminés aux Philippines vont revenir une nuit pour torpiller la falaise.

David étouffa un gloussement idiot.

— Remarque, si c’était vrai ce serait catastrophique, soliloqua Moochie. Le rocher est tellement friable qu’une seule explosion au ras de la plage ferait s’ébouler toute la falaise… et le collège avec !

— C’est une histoire de fou, trancha David, ou alors tu te fiches de moi… Il n’y a aucun sous-marin, et le dirlo se contente d’observer les mouettes !

Le gros garçon haussa les épaules et dit sur un ton mystérieux :

— Tu es libre de croire ce que tu veux.

Ils restèrent silencieux jusqu’au palier de l’escalier principal. À ce moment David se souvint de sa malle qui l’attendait sur le perron.

— Va la chercher, s’impatienta Moochie. Il est bientôt huit heures et le petit déjeuner va être servi au réfectoire. Tu as juste le temps.

David dévala les marches. Toutefois, sur le perron, une mauvaise surprise l’attendait. Quelqu’un avait sectionné à l’aide d’une cisaille le cadenas fermant sa malle et rempli le bagage de carcasses de crabes morts qui dégageaient une odeur épouvantable. David eut un hoquet de dégoût. Les bêtes à la carapace crevée s’étaient vidées sur ses vêtements et ses livres, empuantissant toutes ses affaires personnelles. Comme il se penchait sur la cantine, un ricanement malveillant fusa d’un buisson et une ombre prit la fuite.